La nuit, même en prison, il y a toujours un moyen de prendre son pied. S'envoyer en l'air, mais pas en se faisant sauter par un codétenu : “Vous sortiriez bien de vos cellules me la mettre profond… Hein, les hommes ! Pas pédés, les gars, mais là vous me casseriez bien les fesses ! Je vous fracasserais la gueule, quitte à me faire détruire la mienne.” Non, pour la jouissance, il vaut mieux compter sur Erika. Si l'on est tant soit peu inspiré, si on sait la caresser même quand elle est toute froide au début, le bonheur ne tarde pas à monter. Si on a du doigté, elle réagit en se faisant entendre : “Le bruit infernal de ta jouissance, Erika, se démultiplie de cellule en cellule, de numéro d'écrou en numéro d'écrou.” Après 22 heures, ça excite évidemment les autres taulards, tant de liberté sonore.
Pourtant, c'est juste en souvenir de son pote Raymond, qu'il se sent la force de chanter en chœur avec sa belle Erika. Ils sont moins hermétiques à son art, les prisonniers, quand ils ont besoin de ses services pour écrire un courrier au juge, au procureur, à l'avocat, à leur famille, à leur femme probablement infidèle pendant leur incarcération. Dans ces cas-là, c'est bien lui et son Erika qui doivent se substituer à leur inculture de minables voyous. Moquez-vous de l'Écrivain, les gars !
Il n'empêche que ça dérange ces messieurs les détenus, ça perturbe le sommeil de ces braves prisonniers. Alors, on réclame le maton, qu'il aille chercher ses clés pour faire taire les délires orgiaques et nocturnes du copain d'Erika. On requiert même l'intervention du directeur de l’Établissement Pénitentiaire. Direction le mitard, le cachot pour une traversée de quarante jours. Ça cogite dans la tête pendant ce genre de villégiature. De quoi virer dingue aussi à fantasmer, si on a le moral à zéro. Lui, de penser à son défunt pote Raymond et à sa douce Erika qui l'attend, ça lui apporte une certaine dose d'évasion…
Le cœur d'Abdel Hafed Benotman a lâché le 20 février 2015, il avait cinquante-quatre ans. Apatride, braqueur récidiviste plusieurs fois condamné, son dernier séjour en prison s'est terminé en 2007. Pourtant, l'autre vie d'Hafed Benotman, depuis bon nombre d'années déjà, c'était l'écriture. Théâtre, nouvelles, romans et poésie, il exprima sa force créatrice par tous les moyens. Ces dernières temps, l'échange avec des scolaires et diverses animations l'ont rendu très heureux, avec la satisfaction de partager ses passions.
Hafed, ex-taulard réglo et rebelle, ne s'est jamais pris pour un intellectuel : “Quand un connard de socio me dit que la lecture et l'écriture avaient dû me permettre de m'évader de ma dure condition d'enfermé… Je ferme ma gueule. Ces cons d'intellos ne savent vraiment pas la vraie beauté risquée d'une évasion. La liberté ou la mort, loin, très loin de leur littérature thérapeutique” écrit-il dans cette nouvelle, publiée post-mortem. Un texte à découvrir, à lire (et à relire, afin de savourer) pour soi ou à haute voix. D'ailleurs, Hafed avait fait de cette nouvelle une lecture-spectacle. Voilà comment celles et ceux qui ont connu l'écrivain Abdel Hafed Benotman se souviendront de lui, et même si l'on n'a pas eu cette chance de le côtoyer, il faut lire des textes tels que celui-ci.
Rendez-vous chez les Editions du Horsain.