Parmi les nouveautés en format poche de ce début 2015, deux titres publiés aux éditions Points sont incontestablement à retenir. “Terminus Belz”, le premier roman d'Emmanuel Grand, a été salué par les chroniqueurs autant qu'apprécié par les lecteurs. Quant à “L'étrange destin de Katherine Carr”, c'est un des plus insolites romans de Thomas H.Cook.
Emmanuel Grand : Terminus Belz
Belz est une petite île bretonne peuplée de pêcheurs, au large de Lorient. Marko Voronine y débarque, ayant été embauché comme marin-pêcheur par Joël Caradec. Ce que cherche surtout Marko, c'est qu'on l'oublie quelques temps. Clandestin venu d'Ukraine, il a fait le voyage dans un camion avec ses compatriotes Anatoli, Vasili et Iryna. Suite à un grave incident, ils ont supprimé les mafieux roumains qui les transportaient, récupérant l'argent qu'ils avaient versé. Les quatre Ukrainiens ont promis de se recontacter via Internet avant de tenter leur chance séparément. C'est ainsi que Marko a abouti sur Belz. Le microcosme insulaire n'est pas le meilleur endroit pour passer inaperçu. Un étranger inexpérimenté qui est engagé à la pêche au lieu d'un îlien chevronné, ça attire l'antipathie.
Pierrick Jugand, autre patron pêcheur local, apparaît le plus mécontent. Il semble prêt à dénoncer Marko. Dépressif, cet homme marié est tracassé par son métier toujours plus ingrat. Avec son équipage, c'est lui qui ramène d'une sortie en mer un pied humain coupé au tibia. Sinistre trouvaille, qui va amener sur l'île le commissaire Fontana, nouvellement en poste à Lorient, et son adjoint du cru, Pierre Nicol. Se montrant peu, Marko croise toutefois des gens moins hostiles. Tels Venel, le causant libraire, ou l'abbé Lefort, qui connaît bien les légendes et mystères sur cette “Île aux Fous”. Outre le vieux marginal Papou, figure insulaire qui se montre plutôt cordial avec Marko, l'Ukrainien fait encore la connaissance de la belle institutrice Marianne. Émissaire de la mafia roumaine, Dragos Munteanu est chargé de retrouver les fuyards…
Situer une intrigue sur une île est plus piégeux qu'il y paraît, une forme de théâtralité étant à craindre. Et les clichés (“l'environnement hostile”) ont la peau dire. Le réalisme naît d'abord à travers les personnages. Telle l'île balayée par les tempêtes, même s'ils sont tourmentés, ils se doivent de rester forts autant qu'ils le peuvent. Et d'agir à bon escient, ce qu'ils feront. C'est là que le clandestin Marko doit trouver sa place, dans un contexte qu'il ne maîtrise guère. S'il esquisse un peu de fantastique, avec l'Ankou symbolisant la mort dans l'univers celtique, l'auteur évite à juste titre de “charger” les effets. Ce mythe ayant beaucoup servi, il va ici “illustrer” l'aspect mortifère du récit. Quant à la mafia balkanique ou moldo-valaque lançant le menaçant Dragos à la poursuite des Ukrainiens, ça appartient au romanesque folklore des “méchants”. Un polar intense et convaincant, très agréable.
Thomas H.Cook : L’étrange destin de Katherine Carr
À Winthrop, George Gates rédige des portraits de personnalités locales, articles destinés au journal de cette petite ville. Cet écrivain a longtemps voyagé à travers le monde, ne négligeant pas d’en observer les facettes sombres. Finalement, il fonda une famille ici. Désormais, il vit seul, son fils Teddy ayant été enlevé et assassiné sept ans plus tôt. On n’identifia jamais le criminel. N’avoir pas su protéger son fils le rend encore maussade. Ancien flic, Arlo McBride ne put conclure deux enquêtes. Celle concernant Teddy, et une autre sur la disparition d’une poétesse de la région, Katherine Carr. Un suicide, selon la version officielle, peu satisfaisante. Par ailleurs, le cas de la jeune Alice, douze ans, ne peut laisser George Gates insensible. Atteinte de progéria, maladie du vieillissement accéléré, elle est très lucide sur son cas. Passionnée d’histoires à suspense, elle va l’aider dans ses investigations sur l’affaire Katherine Carr.
La disparition mélodramatique de cette femme de trente et un ans date d’une vingtaine d’années. Elle logeait en centre-ville, après avoir été violemment agressée dans la ferme isolée où elle habitait. Après cette attaque, elle vécut presque en recluse, sortant peu, n’écrivant officiellement plus. Katherine avait confié un manuscrit à son amie Audrey. Celle-ci accepte d’en prêter une copie à Georges Gates. Alice et lui vont le lire, l’étudier, le disséquer. Curieuse histoire mettant en scène un nommé Maldrow et son Chef, qui semblent animés de mauvaises intentions envers Katherine Carr elle-même. Encore que le rôle de Maldrow soit moins limpide que celui d’un simple tueur. Le scénario ressemble aux prémices de la disparition de Katherine. Mais les témoignages ne sont nullement clairs. Gates interroge Ronald, voisin qui fut suspecté d’être l’inconnu traquant Katherine. Il était hospitalisé quand elle a disparu, suite à une agression bizarre. Peut-être George devrait-il fouiner sur la piste d’un ex-employé de l’ancien abattoir, ou porter attention aux propos de cette femme inconnue qui s’adresse à lui ? Tandis que la mort avance, Gates essaie de percevoir la présence concrète du mal, comme la ressentait Katherine…
Avec Thomas H.Cook, il ne faut pas s’attendre à une enquête balisée. C'est un suspense frôlant le surnaturel, où l'on passe souvent de l'autre côté du miroir. Envoûtant, étrange, d'une construction très élaborée comme toujours. Plus que jamais, cet auteur expérimenté cultive les ambiances. Avec lui, on s’enfonce dans un épais brouillard de mystère, d’où aucune réponse ne parait pouvoir émerger. Peut-être n’est-ce pas nécessaire, d’ailleurs. Ce qu’il résume ainsi, au dénouement : “Une étrange lumière intérieure diffusait un éclat légèrement bleuté sur son visage, et sur ce visage, je lus toute une myriade de sentiments : chagrin, douleur, perte, pitié, et à cet instant, le bizarre et le fantastique, les touchers fantomatiques et les évènements insolites, les curieuses coïncidences et les coups du sort inexplicables se pétrifièrent dans mon esprit au point que j’eus la sensation d’être soudain tout au bord d’un étrange précipice face à une insondable infinité de possibles.” On remarque bien ici l’écriture raffinée de Thomas H.Cook, idéalement traduite par Philippe Loubat-Delranc. Un scénario qui s’avère diaboliquement fascinant.