Quand se tient le procès de Jean Chardin, il est âgé de trente-neuf ans. Homme costaud, obèse et mollasson, il est accusé de viol sur mineure commis trois ans plus tôt. Isabelle Delcourt, sa victime, avait seize ans. Il ne l'a pas tuée, ce qui apparaît assez surprenant. L'étudiante indemne assiste au procès, prenant quantité de notes, au côté de son avocate. La famille Chardin a été durablement marquée par la déveine, en particulier à cause des déboires du père, boucher. Sa femme, sa fille, son fils, et lui ont vécu dans un trop petit logement, dans une promiscuité dérangeante. Enfant et ado, Jean Chardin n'était pas de ceux qui se font beaucoup de copains, ni qui plaisent illico aux filles. Sympa et serviable, il l'était pourtant. Il était plutôt gros, mais jamais agressif envers quiconque.
Outre le confinement familial, la solitude lui convenait aussi parfaitement. La preuve, c'est que quand il s'installa seul dans son studio à l'âge de vingt-sept ans, son ambition restait de vivre “peinard”. Bon mécanicien apprécié de son patron, il avait un job dans un garage. Jean Chardin donnait volontiers un coup de main à des copains ou à la famille pour des petits travaux de maçonnerie. Ayant acquis une camionnette blanche d'allure banale, il en prenait grand soin. À l'intérieur, un panneau équipé pour la pêche et un autre pour tout le bricolage, aménagés par lui-même. Plus un matelas pouvant lui servir de lit. Car, libre de ses loisirs puisque sans compagne, Jean Chardin aimait s'offrir de temps à autres un petit séjour en bord de mer. Un plaisir sans doute moins anodin qu'il ne semblait.
À l'âge de dix-neuf ans, Jean Chardin fit deux ans de prison pour attouchements sexuels sur mineure. Une accusation certainement exagérée. Il promit à son entourage de ne plus faire de bêtise. Néanmoins, au bord de la mer, les gamines largement dénudées sont fort attirantes sur leurs vélos. Paré de ses lunettes de soleil ocres, il ne les effraie pas malgré sa stature. Irène (fuguant avant son mariage), Mélusine (bientôt seize ans), Jeanne (dix-sept ans) l'ont croisé, pour leur malheur. Il y eut un précédent en Espagne, à San Sebastian, en 1998. Sa sexualité étant basée sur des films X, c'est la domination qui guide à chaque fois Jean Chardin. Ruses grossières pour les attirer, suivies de violences sexuelles.
La dernière fut donc Isabelle Delcourt. Dès l'enfance, elle se méfia des adultes, garda ses secrets. La séparation de ses parents, quand elle avait quatorze ans, affermit encore son caractère, elle qui se montrait déjà peu liante. Quand son amie Cécilia l'initia au théâtre, Isabelle s'ouvrit un peu plus. Elle adopta quand même Yann, le nouveau compagnon de sa mère. Il sera un allié, le moment venu. L'agression, sauvée par les mots qu'elle prononce. Le procès, qu'elle affronte avec une sérénité quelque peu étonnante. Si le père de Chardin est intransigeant, les témoignages de la défense plaident plutôt en faveur de l'accusé. Ce dernier voit en Isabelle “un petit sphinx” dont il convient de se méfier…
Sylvie Granotier est une des romancières les plus douées pour concocter des suspenses psychologiques. Avec “Personne n'en saura rien”, elle le démontre une fois de plus. Nous raconter in-extenso le procès d'un pervers pourrait être intéressant, mais n'aurait rien de novateur. Évoquer les crimes pédophiles, les disparitions d'enfants, c'est se souvenir des cas d'Estelle Mouzin, de Natascha Kampusch, ou même du procès fait à Michaël Jackson. Autant d'affaires complexes : voilà ce que Sylvie Granotier souligne à travers les portraits de l'accusé et de sa victime. La vérité ne suit pas un chemin linéaire dans ces dossiers-là.
Jean Chardin, un “prédateur sexuel” ? La formule est médiatique, trop floue. D'une bonne intelligence moyenne, possédant du sens pratique, se laissant rarement entraîner par ses pulsions, il n'est pas vraiment conscient de sa monstruosité. Il copie sa vie sexuelle d'après les films X par facilité, sans y réfléchir. Il récidive, juste parce que l'occasion s'en présente. Quant à Isabelle, victime plus “chanceuse” ? Pas exactement. Il faut observer l'évolution de sa vie si l'on veut comprendre son caractère. L'entourage mi-protecteur mi-distant de l'ogre, celui plus perturbé de la jeune fille : au final, ces univers ont un sens.
C'est avec une belle maestria que Sylvie Granotier dépasse l'intrigue classique, pour nous proposer un suspense remarquable.