Célibataire, M.Berger est un insignifiant employé administratif britannique. Âgé de trente-six ans, c'est un lecteur passionné et vorace pour qui le livre n'est pas un objet anodin. À l'automne 1968, il profite de certaines circonstances pour cesser d'exercer son métier. Il s'installe dans le cottage qu'il vient d'hériter de sa mère, aux abords de la petite ville de Glossom. C'est une bourgade du Devon, au sud-ouest de l'Angleterre, entre Plymouth et Exteter. Solitaire par nature, M.Berger ne fraternise guère avec la population locale. Ce grand lecteur se croit doté d'un talent d'écrivain. Ses tentatives s'avérant bientôt vaines, M.Berger admet son échec. Mais sa passion pour les meilleurs romans reste intacte.
Un jour, il est le seul témoin direct d'un accident entre un train et une jeune femme brune. Il essaie d'intervenir : “M.Berger se mit à courir tout en continuant à l'appeler, alors même que le grondement s'amplifiait derrière lui jusqu'à ce que l'express file à sa hauteur en une fulgurance de bruit, de lumière et de vapeur de diesel. Il eut juste le temps de voir la femme jeter son sac rouge, rentrer la tête dans les épaules, tendre les bras en avant et se jeter à genoux sur les rails.” Sans doute s'agit-il d'un suicide. Pourtant, la police ne trouve aucune trace aux alentours, ni le moindre impact sur la locomotive. L'inspecteur chargé de l'affaire conseille à cet hurluberlu de ne plus les déranger pour rien.
M.Berger est troublé : la scène à laquelle il a assisté présente de fortes similitudes avec le dénouement du roman “Anna Karénine”. Il vérifie la fin du roman : “Les derniers gestes de la femme avaient également reproduit à l'identique ceux de l'héroïne de Tolstoï...” Trop de lectures l'ont-elles conduit à confondre la fiction et la réalité ? “Il avait toujours vécu à distance du monde qui l'entourait, et il en payait maintenant le prix : la folie le gagnait.” Néanmoins, en février suivant, M.Berger est à nouveau témoin de la même scène avec la même jeune femme. Il s'interpose encore, empêchant celle-ci de se suicider. Puis il prend en filature cette personne, ce qui l'amène près d'un bâtiment insolite de Glossom.
Ni ici, ni dans la ville voisine, personne ne semble connaître cette “Bibliothèque privée Caxton, prêt et dépôt de livres”. Certes, situé dans un quartier peu fréquenté, l'immeuble est vieillot et paraît sans vie. S'agissant d'une bibliothèque, ça ne peut laisser indifférent le grand lecteur qu'est M.Berger. Il entreprend de surveiller l'endroit. Patient, il finit par prendre contact avec le vieux monsieur qui s'occupe des lieux. “Il s'appelait M.Gedeon et exerçait la profession de bibliothécaire de la Caxton depuis plus de quarante ans. Son métier, expliqua-t-il à M.Berger, consistait "à enrichir et à préserver la collection, à restaurer les volumes qui en ont besoin et, bien sûr, à prendre soin des personnages"…
Cette histoire a été récompensée par le Prix Edgar Allan Poe du roman court 2014. Dans l'interview qui complète le récit, John Connoly explique : “Enfant, j'ai toujours vu le monde à travers les livres… Je pense que nous autres amateurs de livres, qu'on soit lecteur ou auteur (ou les deux !), les utilisons comme un prisme qui permet de mettre en lumière une expérience, mais aussi un moyen d'appréhender et de mieux comprendre le monde qui nous entoure.” En effet, ce suspense raconte la relation entre les lecteurs et les livres. Nous parlions ici de livres-papier, de cet objet qui n'a rien de virtuel, dont on aime tourner les pages, qu'on veut tenir en main afin d'en apprécier les couvertures ou pour lire quelques lignes, quelques chapitres. “M.Berger symbolise ceux qui ont compris le rôle du livre dans le continuum” dit encore John Connoly dans l'entretien final.
Ce n'est rien dévoiler de dire que la “Bibliothèque privée Caxton, prêt et dépôt de livres” recèle des originaux et des manuscrits. L'auteur ne se contente pas de décrire la passion du livre, c'est une véritable intrigue qu'il a concoctée. Avec une part de sourire, en particulier quand M.Berger passe de la consommation de thé à celle de brandy. Mais aussi – comme dans ses plus gros romans – avec une petite dose de Fantastique. À plus d'un titre, ce sont cent-quarante pages de plaisir que nous propose ici John Connoly. Comment ne pas être séduit par cette histoire s'adressant aux lecteurs passionnés ?
– “Prière d'achever” de John Connoly est disponible dès le 5 novembre 2014 –