Très belle région montagneuse au sud du Massif Central, les Cévennes ne se résument pas à des sites accueillant le tourisme. Vers les sommets de Lozère, on trouve encore certains villages et hameaux où la population n'a guère d'estime pour la modernité. Les émissaires du Crédit des Agriculteurs sont bien vite renvoyés à leurs banques citadines. Certes, il y a des gens qui s'enrichissent. Tel l'exploitant agricole Jean Paradis qui rachète toutes les terres du coin et emploie des clandestins sous-payés, ou le maire du Pont-de-Montvert avec sa scierie. À l'inverse, le hameau isolé Les Doges abrite les fermes de deux ours, des solitaires bien heureux que le monde ne s'occupe pas d'eux.
Quinquagénaire célibataire, le paysan Gustave Targot (dit Gus) vit dans la ferme héritée de sa famille, avec son chien Mars. Dix-sept vaches Aubrac et huit veaux, c'est bien assez de travail pour lui, sans compter l'entretien de ses terres. Son voisin, c'est le veuf Abel Dupuy, dans les soixante-dix ans. Tous deux sont un peu chasseurs, bien sûr. Ils ne se fréquentent pas tellement, juste pour échanger des outils agricoles, parfois boire un verre ensemble. Leurs familles ont été longtemps en bisbille pour des motifs aujourd'hui oubliés. Il faut dire que la méchanceté des parents de Gus, père buveur et mère agressive, était notoire. Seule la grand-mère lui apporta, jadis, un peu d'affection.
En ce froid hiver neigeux, ce mois de janvier 2006 est particulièrement rude. Malgré tout, Gus assume cette petite vie au jour le jour, avec Mars. Il est triste d'apprendre le décès de l'Abbé Pierre, c'est sûr. Ce jour-là, il entend cris et coups de feu du côté de chez Abel. Il y a des traces de sang dans la neige. S'il est intrigué, il se doute que ce n'est pas son voisin qui lui fera des confidences. Tracassé, Gus surveille quelque peu Abel, au risque de laisser des signes de son passage dans la neige. Après tout, il se peut que par accident, Abel ait tué son chien, comme il le dit. Ça pourrait raviver les tensions entre eux, ce petit mystère. Ayant chopé la crève, Gus n'a pas besoin de telles complications.
Dans les Cévennes, on est plutôt protestant, encore que Gus n'ait jamais été pratiquant. Quand un Évangéliste se présente dans sa ferme, même si ce “suceur de Bible” n'est pas antipathique, Gus le reçoit avec son habituelle rudesse. Il est bien plus coriace que cette engeance-là. Son rapport avec Dieu ne regarde que Gus. L’Évangéliste n'est pas vraiment ici pour le convertir. S'il explore l'endroit, c'est qu'il paraît plutôt rechercher quelqu'un. Gus ne peut guère l'aider, même quand le “suceur de Bible” a besoin d'un téléphone. Mars étant très affaibli, Gus peut y voir le signe d'un drame couve dans son entourage. Il est vrai que son voisin Abel cache quelques secrets aux conséquences sanglantes…
Dans le roman noir, il est fréquent d'aller chercher l'exotisme aux confins des Appalaches, à l'abri des bayous de Louisiane, dans les contrées glacées de l'Alaska. L'équivalent existe pourtant sous nos climats, nos régions n'étant pas dépourvues d'endroits insolites. Notre ruralité vaut bien celle d'ailleurs. “Ici, les lignées [familiales], elles s'éteignent toutes les unes après les autres, comme des bougies qui n'ont plus de cire à brûler. C'est ça le truc, la mèche, c'est rien du tout s'il n'y a plus de cire autour, une sorte de pâte humaine. Si bien que l'obscurité gagne un peu plus de terrain chaque jour ; et personne n'est assez puissant pour contrecarrer le projet de la nuit.”
Un monde en voie d'extinction, sûrement. Paysages enneigés et ombreux, de plus en plus désertés, conservant une étincelle de vie, fut-ce à l'ancienne. Dans la tradition des taiseux où même les silences ont un sens. Gestes ancestraux et ambiance au ralenti, voilà ce que décrit admirablement Franck Bouysse. Nos sociétés urbaines aiment les formules ridicules, telles “la France profonde, les villages où tout le monde se connaît”, affirmant même que “ça, c'était avant, y a plus de coins comme ça.” Des populations échappant au formatage, avec un peu moins de confort et beaucoup plus de liberté, il en reste. Parfois parqués dans des réserves naturelles, un peu comme les Indiens. Pas moins violent qu'ailleurs, juste d'une autre nature, le crime a aussi sa place dans ces petits univers-là. Belle intrigue pour un roman fort bien écrit, un suspense à découvrir.