Parmi les excellents polars disponibles en format poche, retenons deux auteurs majeurs réédités chez Points. Ambiance décalée pour le magnifique roman d'Harry Crews, climat magouilleux pour l'excellent titre de Deon Meyer.
Harry Crews : "Nu dans le jardin d’Éden"
Garden Hills est une petite localité de Floride, située non loin de l'autoroute reliant Tampa à Orlando. En cette fin des années 1960, il n'y reste qu'une douzaine de maisons habitées. Cette cité minière a pourtant été florissante, pendant un temps. Des ingénieurs y ayant détecté du phosphate en quantité, Jack O'Boylan acheta les terrains disponibles afin de construire une usine pour traiter le minerai de phosphate extrait du sol. Ce qui attira bon nombre d'ouvriers, pour lesquels Jack O'Boylan fit bâtir une ville, dans le creux des terres déjà exploitées. Celui qui profita le plus de la manne financière, ce fut Mayhugh Aaron, dit Fat Man. Peut-être finit-il à moitié fou, mais il avait négocié sans céder un sacré pactole. Cette fortune profite aujourd'hui à son fils, Fat Man Junior. Il habite la plus riche maison de Garden Hills, sur une butte dominant la ville quasi-morte. Car entre-temps, le phosphate s'épuisant, Jack O'Boylan cessa son industrie ici, et la plupart des ouvriers partirent.
Le fils Fat Man tenta de maintenir un semblant d'activité à Garden Hills, répandant lui-même la rumeur illusoire selon laquelle Jack O'Boylan reviendrait un jour relancer la ville. Fat Man pèse désormais près de trois cent kilos, pour un mètre soixante-cinq. Il végète au milieu de ses milliers de livres achetés au poids. Fat Man est assisté par Jester, ancien jockey pesant quarante-cinq kilos, qui conduit sa Buick Sedan aménagée. En réalité, même s'il reste passionné de cheval, la carrière de jockey de Jester fut très brève. Il fut ensuite employé dans un cirque. C'est là qu'il rencontra “Nestradidi, la Noire princesse africaine”, singulière contorsionniste prénommée Lucy. Il s'installa à Garden Hills avec elle, à l'époque où il fut engagé par le père de Fat Man Junior. Celle qui espère redonner vie à Garden Hills, c'est Dolly Furgeson. Jolie fille préservant sa virginité, elle fut élue Reine du Phosphate à l'âge de seize ans. C'est alors qu'elle partit pour New York. Malgré ses échecs, elle sut tirer de vraies leçons de cette expérience. La Floride est une région qui attire les touristes. Un peu de publicité sur l'autoroute, un télescope payant braqué sur les curiosités de Garden Hills, il y a des projets à mener...
C'était le deuxième titre de cet écrivain, pourtant on y sent déjà une vraie maturité. Pour dessiner les portraits des personnages, Harry Crews ne se borne pas à un récit linéaire où chacun aurait sa part de vicissitudes. Avec souplesse, il revient sur tel épisode de leur vie, qui va expliquer leur comportement à l'heure où l'espoir renaît à Garden Hills. Ainsi, quand Wes retourne dans son trou (inutile) de foreur, juste pour participer au projet de Dolly, on comprend sa démarche. S'il est pitoyable, surtout quand il ne peut plus se vêtir correctement, Fat Man n'est pas malhonnête, au fond. À chacun, aussi ridicules soient-ils, l'auteur offre une évidente humanité. Dolly domine la situation, ayant mieux compris le monde après ses tribulations new-yorkaises. La tonalité est ironique, pas si cruelle. Quelle que soit l'étiquette, noire ou pas, un roman remarquable.
Deon Meyer : "7 jours" (dispo dès le 2 octobre 2014)
Policier sud-africain, Benny Griessel considère avoir raté bien des choses dans sa vie. Son mariage, même s'il reste en contact avec ses deux enfants. Sa carrière de flic, même s'il a intégré le prestigieux service des Hawks. Son rôle d'ange gardien auprès de son amie de cœur, la chanteuse Alexa, même s'il a limité l'alcoolisme de celle-ci. Benny lui-même reste sobre depuis environ deux-cent-trente jours. Alexa commence à replonger, car son proche retour sur scène la rend nerveuse. L’État-major de la police confie à Benny une affaire des plus délicates. Un sniper menace d'abattre des policiers, un par jour, si on ne relance pas l'enquête sur le meurtre de l'avocate Hanneke Sloet. Qu'il s'agisse d'un terroriste ou d'un dingue, ses mails mélangent connotations religieuses et politiques. Benny aura un œil neuf sur ce dossier, jusqu'à présent absolument insoluble pour ses collègues. Nxesi, le jeune flic chargé de l'enquête initiale manquait, il est vrai, d'instinct ou d'intuition.
Bien que Benny n'apprécie guère le travail d'équipe, il n'est pas fâché que la capitaine Mbali Kaleni soit désignée pour traquer le sniper. Elle commence par définir le probable emploi du temps du tireur, et par s'informer sur le type de silencieux dont il se sert. Le sniper a mis sa menace a exécution, allant jusqu'à viser un officier du poste de police de Green Point. De son côté, Benny a visité l'appartement neuf de Hanneke Sloet, examiné son bureau perso, contacté l'assistante de la victime. L'avocate d'affaires était une jeune femme très ambitieuse, qui consacrait plus de temps à son métier qu'à sa vie privée. Suspecter le gardien de l'immeuble, qui n'était pas encore sécurisé au jour du meurtre, ou l'ex-fiancé de l'avocate, Egan Roch ? Ils ont des alibis, même si ça reste à vérifier. Le directeur du cabinet d'avocat employant Hanneke Sloet est coopératif. La transaction financière dont elle s'occupait à son décès n'avait rien d'exceptionnel. Montage complexe entre une société minière et un groupe d'investissement, dont les rouages échappent un peu à Benny...
La page de l'apartheid est définitivement tournée en Afrique du Sud. Il est évident que ce pays, un des plus riches du continent africain, attire toutes les convoitises. Avec diverses combinaisons financières qui ressemblent à de la corruption, des arrangements au sein de l'élite qui sentent fort la magouille. Éternelles malversations, dès qu'on a accès à une parcelle de pouvoir. Bien qu'apparu dans deux précédents romans de l'auteur, il n'est pas indispensable de connaître par avance Benny Griessel. Flic tourmenté, alcoolo en voie de sevrage, ce serait un portrait trop simplifié du personnage. Maîtrisant mal ses soucis tout en faisant bonne figure, on le sent en décalage avec la société. Benny s'efforce de poursuivre ses investigations, dans une enquête fatalement tortueuse. Grâce au format long du roman, le lecteur peut s'immerger dans leur univers, les côtoyer pendant sept jours. Un noir suspense qui se lit avec plaisir.