Voici un extrait du nouveau roman d'Elena Piacentini “Des forêts et des âmes” (Ed.Au-delà du raisonnable, 2014). Mémé Angèle, grand-mère corse du policier Leoni, rend visite à Aglaé, dans le coma à l'hôpital, après avoir été attaquée. Elle tente de la réconforter, espérant une réaction.
« La vieille dame poussa un long soupir en découvrant la forme menue et immobile.
– Mais on pourrait en mettre quatre comme vous dans le même lit !
Elle s’approcha et vint tapoter l’oreiller dont elle testa le moelleux.
– Mm, le confort ne s’est pas arrangé à ce que je vois. Demain Aglaé, je vous amènerai un coussin en plumes, ce sera plus confortable. Aglaé, c’est un très joli prénom. J’avais une cousine qui s’appelait comme ça. Elle n’était pas bien grosse non plus. Quand vous irez mieux, vous viendrez manger à la maison, que je vous remplume un peu.
Par habitude, mémé Angèle passa sa main sur le front encore enfantin et sentit un frissonnement parcourir la peau tiède. Elle balança la tête d’un air navré et tira une chaise pour s’asseoir à côté du lit.
– Pierre-Arsène m’a expliqué, pour vous. Je sais que vous ne vous sentez pas à l’aise avec les gens, que vous les évitez. Mais les gens, c’est la vie et la vie, on a beau faire, on peut pas l’éviter. C’est ce que j’arrêtais pas de répéter à cette tête de mule. Quand sa femme est morte, vous pouvez me croire, il n’était pas en meilleur état que vous. Il était pour ainsi dire allongé en-dedans. Maintenant, il s’est redressé et j’ai bon espoir. Mais,je veille au grain.
Elle fit rouler la main de Fée entre ses paumes comme pour réchauffer un oisillon tombé du nid.
– Regardez-moi ces petites mains toutes neuves, on dirait une page blanche. C’est pas comme les miennes ! Mes doigts sont tous tordus. Mì ! Celui-là, je n’arrive plus bien à le plier.
Entre son pouce et son index, elle tira sur la peau du dos de sa main jusqu’à monter un petit chapiteau.
– Sur le dessus il y a des tâches et la peau elle est aussi fine que du papier à cigarettes. Figurez-vous que je me suis brûlée tellement de fois que je crains même plus le chaud. Je peux sortir un plat du four sans torchon ! Un jour, c’est ce que je vous souhaite, vous aurez des mains comme les miennes. Pas des mains lisses, non. Des mains qui ont fait leur vie et qui en ont vu de belles. Et c’est pas sur les ordinateurs et l’Internet que vous allez les user, et l’écrire, votre vie. Tout ça, c’est du vent. De l’immatériel, comme vous dites. La preuve c’est que quand il y a une panne de téléphone, pfff, plus rien. Et pendant ce temps, l’herbe, elle continue de pousser et les oiseaux de chanter. Je ne sais pas s’il vous reste encore de la famille, Aglaé, mais si c’est le cas, Pierre-Arsène la retrouvera. Vous pouvez lui faire confiance. En attendant, il y a des personnes qui tiennent à vous. Pas des fantômes derrière des écrans, mais des personnes qu’on peut toucher. Tiens ! À commencer par Grégoire qui monte la garde devant votre chambre. Sous ses airs bourrus, il ne l’avouera jamais mais je peux vous dire qu’il est sacrément secoué. D’ailleurs, c’est ceux qui paraissent les plus forts qui sont les plus sensibles. Un peu comme les artichauts. Je vous dis pas le travail que c’est de les nettoyer et de les préparer. Toutes ces feuilles, ça en fait des couches de cuirasse à enlever. Après, on a les doigts tous noirs. Mais à l’intérieur, le cœur est tendre. Un deliziu ! Je vous mitonnerai un plat d’artichauts au brocciu pour votre retour, vous m’en direz des nouvelles.
« Mais pour ça, il faut décider de revenir parmi les vivants. Je vous comprends, vous savez. Combien de fois, je me suis dit que ça pourrait être agréable de ne pas se lever, d’arrêter de lutter, de ne plus avoir ce poids à supporter sur les épaules. Oui, ça m’est arrivé de le penser. Avant de poser le premier pied par terre. Après, avec tout ce qu’il y a à faire dans une maison, on est dans le mouvement et c’est la vie qui vous porte. La vie et les gens. Moi, c’est Pierre-Arsène et maintenant Lisandra. Un jour, quand j’aurai fait ma part, que la petite elle sera lancée, je laisserai aller. Mais pas avant. Parce que même dans les plus grandes peines, il y a des petites victoires à remporter et de la joie à prendre. Moi, ce que j’aime, c’est boire le premier café, seule le matin, et regarder les moineaux qui prennent leur bain dans la gouttière. Ils me font toujours autant rire à faire leur toilette en s’ébouriffant comme des diablotins. S’ils m’amusent encore, c’est que mon heure n’est pas encore venue et que je tiens bon la barre. Il ne faut pas lâcher, Aglaé. Je ne sais pas ce que vous avez déjà enduré, mais moi, je crois que ça vous a empêché de voir ce qu’il y a de bon et de beau. Il y a sûrement plein de choses que vous avez ratées. Croyez-moi, elles valent la peine qu’on s’accroche…
Mémé Angèle interrompit son monologue en entendant un léger coup frappé à la porte. À sa grande surprise, son petit-fils apparut dans l’entrebâillement... »