La famille Lebaudy s'est enrichie au dix-neuvième siècle dans l'industrie du sucre. Gustave a dirigé leur raffinerie, tandis que son frère Jules est devenu un redoutable financier, un virtuose de la spéculation boursière. En 1882, c'est lui qui tire le meilleur parti du krach de l'Union Générale, une banque catholique dont il a provoqué la faillite. Un coup magistral qui eût pu lui valoir quelques ennuis, mais Jules saura s'en dépêtrer grâce à ses relations. Il est l'époux d'Amicie, élevée dans la tradition catholique royaliste. Elle est sévère avec son mari, assez volage il est vrai, comme avec ses trois fils : Jacques, Robert et Max. Si, au décès de leur père, Robert dépense beaucoup pour mettre au point un dirigeable, c'est d'abord le jeune Max qui fait parler de lui dans les gazettes. Entre Liane de Pougy et La belle Otero, courtisanes de la Belle-Époque, il s'endette autant qu'il se ridiculise. Maladif, il ne résiste pas longtemps à cette vie de patachon et à son incorporation dans l'armée.
Très jeune, Jacques Lebaudy fut admirateur de l'empereur Napoléon. De son père Jules, il hérita une belle fortune, mais surtout un sens aigu des placements financiers. Il spécule, sans négliger de faire la fête. Il ne tient guère à épouser Anastasie, la laide fille d'une princesse russe plus ou moins authentique. C'est lors d'une soirée au cabaret Le Chat Noir que Jacques étend parler d'Antoine de Tounens, qui se proclama Roi de Patagonie. Une autre fois, pris dans une rafle pendant une soirée orgiaque au Moulin-Rouge, il passe une nuit au poste avec le Roi des Écréhou, petit archipel rocheux proche de Jersey. Jacques s'éprend de la belle Augustine, femme de spectacle fort sotte mais très docile, intéressée par la fortune de ce financier. Après les déboires de Max, son frère Robert connaît une aimable notoriété avec son dirigeable. Ce qui cause la jalousie de Jacques, et excite ses rêves impériaux.
Jacques s'informe sur l'Afrique, jetant son dévolu sur le Cap Juby. Sans doute serait-il utile de créer une ligne ferroviaire d'Oran jusqu'à cet endroit, quand il en ferait son empire. En réalité, l'expérience a été tentée, mais elle a mal fini. En mars 1903, Jacques précipite le départ de son navire, la Frasquita. Deux mois et demi plus tard, avec son petit équipage de marins qui n'ont rien de soldats, Jacques débarque sur “ses” terres africaines. Cette implantation est fictive, sa capitale appelée “Troja” consistant en un poste habité par cinq marins, qui seront bientôt enlevés par des Maures. Les autorités françaises, espagnoles et anglaises, mettront vite un terme aux élucubrations du financier. Il sera contraint à l'exil, avec l'impératrice Augustine et leur fille Jacqueline. Il va reprendre avec succès l'activité boursière, mais la folie intégrale guette maintenant Jacques Lebaudy...
Même si son délire mégalomaniaque peut apparaître aujourd'hui anecdotique, voilà un personnage singulier comme il s'en trouve quelques-uns dans l'histoire de France. Jean-Jacques Bedu choisit une présentation romanesque de son “aventure”. Il a raison, car c'est le meilleur moyen de cerner son caractère, ses comportements, ses excès. Le début du récit nous permet de voir à l'œuvre Jules Lebaudy, le père, habile manipulateur de la finance. Ce qui accentue la différence avec son fils Jacques, aussi malin que lui question argent, mais ayant moins les pieds sur terre. L'auteur restitue une époque, qui ne fut “belle” que pour les plus riches, et montre les frasques de ce fils de famille. Il ne cherche pas à analyser sa psychologie, laissant ce soin aux lecteurs.
On peut évidemment trouver ridicule ce Lebaudy, se baptisant Jacques 1er quand il prétend coloniser un coin d'Afrique. Du moins, ce n'est pas un escroc, puisque c'est sa propre fortune qu'il dilapide avec une belle stupidité. Certes, ses projets d'Empire sont sans fondement, mais il prépare son affaire et croit probablement au bien-fondé de son idée. Moins sympathique, il l'est lorsqu'il frappe à répétition sa compagne, ou qu'il désigne les francs-maçons comme responsables du déclin du pays et de ses échecs à lui. Idem pour la dernière partie de sa vie, aux États-Unis. Est-ce que “l'argent rend fou” ? C'est un des exemples qui tendraient à le démontrer. Par sa fortune, il s'est cru supérieur : il ne le fut qu'à travers sa démence. Un roman fort souriant, bien sûr, mais qui interroge aussi sur le pouvoir de l'argent.