Amateur de bières originales et goûteuses, Gabriel Lecouvreur est surnommé Le Poulpe. Il habite Paris, partage la vie de la blonde coiffeuse Chéryl, et fréquente assidûment le bistrot de son ami Gérard. Plutôt pessimiste sur l'état de notre société, Gabriel est un quinquagénaire libre et curieux, qui va fouiller à son compte dans les désordres et les failles apparents du quotidien. Il démarre toujours de ces petits faits divers qui expriment, à tout instant, la maladie de notre monde. Ni vengeur, ni représentant d'une loi ou d'une morale, c'est un enquêteur un peu plus libertaire que d'habitude, c'est surtout un témoin. Cette fois, c'est Chéryl qui alerte son compagnon sur une mort fort suspecte à Liège. Le Poulpe ne tarde pas à prendre la direction de la Belgique, par le train.
Marié à Jana, qui est d'origine flamande, père de deux enfants, Christian Fischer était ouvrier dans la sidérurgie. Outre son métier, avec son ami Lounès Ferahi, il récupérait ce dont les gens se débarrassaient, afin de les vendre dans les vide-greniers. Une activité qui leur permettait de gratter un peu d'argent, en ces temps où l'avenir de la sidérurgie est de plus en plus incertain. Le soir où il a été assassiné, Christian Fischer avait un rendez-vous avec un contact, ce qui ne plaisait guère à Lounès. Dans le train, Gabriel a rencontré le jeune Julien, pas si marginal qu'il veut bien l'afficher. Plus tard, il fait la connaissance de la sportive Christelle Goosens. Deux alliés dans une ville où on est étranger, pas inutile. Y compris pour circuler en voiture, car les bouchons de Liège sont célèbres.
Puisqu'il est dans la ville natale de Georges Simenon, Le Poulpe est bien obligé de se plier au rituel d'une enquête. Déjà nerveux quelques jours avant cette affaire, Lounès s'avère fuyant vis-à-vis de Gabriel, pas pressé non plus d'aller témoigner au commissariat. Dans les heures précédant le crime, Christian et Lounès se sont bagarrés dans un bistrot. Rien n'indique s'ils se sont revus le même jour. Le Poulpe s'interroge sur un homme portant un keffieh palestinien, qu'il a remarqué aux obsèques de Christian, puis en plusieurs autres occasions. Jana Fischer ne peut guère renseigner Gabriel, si ce n'est lui confirmer que leur situation financière restait précaire.
Quand, avec Christelle, Le Poulpe fait le tour des adresses où Lounès et Christian ont récupéré des bricoles ces derniers temps, il ne glane pas d'élément nouveau sérieux. Lorsqu'une voiture leur fonce dessus, c'est pourtant le signe qu'ils ont contrarié quelqu'un. Le dernier client du duo, bouquiniste spécialiste de Simenon, n'en apprend pas davantage à Gabriel. Ce dernier ignore qu'un certain Marteen organise ici une propagande politique occulte. Il profite des effets de la crise touchant la sidérurgie pour répandre des idéaux extrémistes. Son jeune complice est très actif sur les réseaux sociaux. Le Poulpe va devoir s'armer pour bousculer certaines personnes, afin d'éclaircir les faits...
Sauf exceptions (J.B.Pouy, D.Daeninckx), chaque épisode de la série Le Poulpe est signé par un auteur différent. Ce qui confère à ces romans des tonalités assez différentes, selon l'inspiration de chacun des romanciers. Il arrive qu'on s'éloigne quelque peu de “l'esprit” animant Gabriel Lecouvreur. Outre l'intrigue purement criminelle, c'est un regard sur notre société que l'on attend de ces histoires.
Dominique Delahaye ne l'ignore pas, situant son opus dans le contexte social liégeois, qui subit la fin annoncée de l'industrie sidérurgique. Malgré les apports financiers gouvernementaux, les ouvriers perdent leur emploi, tandis que des groupes tels qu'Arcelor Mittal se portent à merveille, faisant des bénéfices. Le cynisme de certains “dirigeants” est, on le verra, fort bien illustré ici.
Par ailleurs, Dominique Delahaye nous offre une sympathique visite de l'agglomération liégeoise, évoque inévitablement l'œuvre de Simenon, dresse le portrait d'une famille de cathos intégristes, regrette que les gares aient largement perdu leur âme en ressemblant à des espaces commerciaux, souligne que l'immigré intégré socialement a encore du mal à être un citoyen lambda. C'est donc un Poulpe “pur jus” (de houblon, car la bière est aussi consommée que le peket en Wallonie) que nous propose Dominique Delahaye. Une aventure de Gabriel Lecouvreur à ne pas manquer.