Sam est un Sioux, un Indien Lakota de la fière tribu des Oglala. Dans la lignée de ceux qui écrasèrent l'armée du général Custer à Little Big Horn, avant d'être massacrés à Wounded Knee. Marqué par l'histoire de son peuple, Sam est un turbulent qui quitte tôt son village, après avoir engrossé la jeune Liza. Il part vers l'Arizona, passe deux ans à Flagstaff, où il sombre définitivement dans l'alcoolisme. Il reste encore quelques chantiers à Las Vegas, pour les Indiens qui n'ont pas le vertige. Deux autres années, avant que n'arrive la crise économique. Plus de boulot, guère de fric d'avance, végéter dans un squat, puis prendre la direction de San Francisco : à peine un brin d'espoir pour Sam. “Dans le sillage de leurs utopies, les hippies avaient surtout drainé un paquet de traîne-savates, de fumeurs de joints, d'allumés, de cinglés stratosphériques.”
Mais, même si ce n'est qu'en apparence, la ville a été nettoyée de ses toxicos et de ses clodos. Calme en journée, les homeless étant invisibles, San Francisco se peuple chaque nuit de tous les zombis agressifs, junkies ou schizos, transformant les rues en terrains hostiles. Ce soir-là, Sam aperçoit une jolie femme, singulière : “Une silhouette féminine, émouvante, qui l'espace d'un instant le ramenait à des plaies heureuses.” Elle a une jambe coupée, est équipée d'une prothèse articulée sous le genou. Fasciné, Sam la suit puis l'aborde timidement. Elle se prénomme Jane. Elle le surnomme illico Deux-Ours.
Âgée d'environ trente ans, la jeune femme est native de Fresno, une des villes les moins attirantes du pays. Lors d'une fête d'étudiants, elle fut violée, ce qui précipita son départ en bus, alors qu'elle n'avait que dix-neuf ans. À San Francisco, mannequin de mode et apprentie-comédienne, Jane n'échappe pas aux drogues. Musicien, Jefferson lui apparaît assez clean pour qu'ils se mettent en couple et fassent un bébé. Et puis, un jour, un dramatique accident décide de la suite de son parcours. Ce soir-là, après quatre ans de sevrage, elle réessaie la drogue, pas une réussite. Par contre, elle rencontre un drôle de type, un Indien qu'elle va appeler Deux-Ours...
On n'en finirait plus d'énumérer les récompenses collectionnées par Caryl Férey pour ses romans noirs. Prix Landerneau Polar 2012 et Prix Ténébris 2013, pour “Mapuche”, Grand prix de Littérature policière 2008, Trophée 813 et une demie-douzaine d'autres prix pour “Zulu” (adapté au cinéma), Prix SNCF du polar 2005, Prix Sang d'Encre et Prix Michel Lebrun pour “Utu”. Un sacré palmarès, amplement mérité. Il est donc inutile de faire l'éloge de cet écrivain.
Néanmoins, il faut souligner que Caryl Férey est aussi diablement habile dans ses romans plus courts, ses nouvelles et novelas. On a pu le vérifier avec “Raclée de verts” (disponible chez Pocket), “Famille nucléaire” et “Chérie Noire” (nouvelles dans la collection Petits polars du Monde) ou “D'amour et dope fraîche” (un épisode de la série Le Poulpe, coécrit avec Sophie Couronne).
Ici, il nous raconte en cent pages la rencontre de deux êtres marginalisés : “Je ne parlais pas spécialement de ta jambe... Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar, pourquoi tu erres la nuit dans les rues, pourquoi je t'ai suivie”. Deux destins, des gens qu'il est si facile de qualifier de perdants, de ratés. Alors que, même si ces deux-là sont encore jeunes, la trajectoire d'une vie est forcément plus complexe.
Quand un auteur français, aussi talentueux soit-il, décrit l'Amérique, on craint toujours que la caricature l'emporte sur le réalisme. Sans être aussi percutant que les auteurs américains de la “contre-culture”, Caryl Férey réussit à dessiner des personnages plutôt crédibles. Et quand on traduit Wounded Knee, site d'un massacre en décembre 1890, on comprend l'allusion qui inspire l'auteur. Un roman court de belle qualité, autre facette de l'écriture de Caryl Férey.