Suite à un incendie criminel visant sa maison, Didier Daeninckx déménage quelques objets collectés ces dernières années. Parmi eux, une œuvre du peintre expressionniste allemand Heinz von Furlau. Il s'agit d'un dessin à l'encre de Chine, sur support imprimé. Daeninckx se souvient l'avoir acheté à Port-Vila, au Vanuatu. Il se remémore le voyage qu'il fit avec son épouse dans l'Océan Pacifique, de l'Australie et de Nouméa à cet archipel indépendant autrefois appelé les Nouvelles-Hébrides. Il y prit goût au kava, fort breuvage rituel obtenu par macération d'une racine de poivrier. Fureteurs, son épouse et lui visitèrent un entrepôt exposant des choses hétéroclites. C'est là que Daeninckx dénicha ce petit tableau insolite, une vue d'un port d'Allemagne, vaguement signé d'un artiste oublié.
Les Archives nationales du Vanuatu ont été détruites par un séisme, phénomène fréquent sur ces îlots volcaniques. Mais leur directeur connaissait bien le cas d'Heinz von Furlau, né en 1889 à Berlin. Le peintre participa à une mission d'exploration sur un navire militaire, en 1912. Bien que sous tutelle allemande, l'archipel restait mal connu, autant d'un point de vue racial que religieux. D'ailleurs, le médecin du bord en profita pour pratiquer des expériences préfigurant les futures théories nazies. Von Furlau observait les peuplades locales ainsi que la vie sur le navire. Lors d'une sortie à terre, le peintre fut fait prisonnier par un groupe de papous. Plusieurs mois durant, il utilisa un livre de classe afin de faire le portrait de ces autochtones. La plupart de ces dessins ont disparu, hélas.
Daeninckx et son épouse ont poursuivi leur périple exotique de Nouméa au Viêt Nam, avant de rentrer en France. Pourtant, l'écrivain continua ponctuellement à s'intéresser à Heinz von Furlau. Grâce aux travaux d'universitaires, on savait de lui qu'il participa à la Grande Boucherie de 1914-1918. Peut-être même croisa-t-il Apollinaire sur les champs de bataille. Il peignit les visages tourmentés et les scènes de guerre, toujours témoin de son époque. En 1919, l'Allemagne d'après-guerre était au comble de l'instabilité. Von Furlau se réfugia en Suisse, chez Rainer Maria Rilke. À l'automne 1924, ayant vendu l'appartement familial, le peintre retourna en Océanie. Pour découvrir les ultimes détails concernant cet artiste, c'est en Belgique que Didier Daeninckx devra s'adresser...
On connaît le principe de l'auto-fiction, où un auteur se met en scène dans des situations inventées ou inspirées d'un épisode de sa vie. C'est un peu ce que fait ici Daeninckx, mais l'exercice est plus complexe. En effet, à l'origine de ce livre, il y a cette magnifique série d'illustrations de Joe G.Pinelli, qui sont attribuées à un peintre méconnu, Les carnets Von Furnau. L'artiste en question “pourrait” avoir existé. Il se peut qu'on découvre parfois, en déblayant un vieux grenier ou chez un brocanteur, des œuvrettes d'apparence sans valeur. En y regardant de plus près, se dégage néanmoins un effort de style qui donnera envie de se pencher sur le cas du peintre inconnu. Telle est la démarche supposée par Daeninckx, le postulat de cette histoire. Que les travaux de l'artiste datant d'une période tumultueuse se soient éparpillés ou perdus, ça ne nous étonnera donc pas.
On n'a plus à vanter le talent narratif de Didier Daeninckx, écrivain chevronné. Belle idée de situer la base du récit au Vanuatu, cet archipel si singulier où l'on parle le bichlamar, improbable jargon pourtant compréhensible. Quant à Joe G.Pinelli, c'est avant tout un personnage fort attachant. Même dans des festivals du livre toujours assez animés, rien ne semble déranger sa quiétude : il continue à dessiner au gré de son inspiration. Pinelli est un véritable illustrateur, de ceux qui savent transcrire en image ce que le lecteur a pu imaginer. Oui, le faciès de tel portrait, on le voyait ainsi. Oui, le décor du village ou ce sombre port germanique, c'est tout-à-fait ça. On ne se lasse pas d'admirer encore et encore les remarquables tableaux de cet ouvrage. Un livre différent et enthousiasmant.
- “Le tableau papou de Port-Vila” est disponible dès le 10 avril 2014 -