Le 15 août 2013, j'ai attribué un “Coup de cœur” à ce livre de Kate Summerscale paru déjà quelques semaines plus tôt. Sans doute n'était-ce pas la meilleure époque de l'année pour l'évoquer. Puisque cet ouvrage est désormais disponible en format poche chez 10-18, voilà l'occasion d'en reparler.
En Grande-Bretagne au temps de la reine Victoria, Isabella appartient à la classe moyenne supérieure. Veuve après son court premier mariage, mère d'un enfant en bas âge, elle se remarie à trente-et-un ans, en 1844. Son époux est l'industriel Henry Robinson. S'il est ingénieur, c'est surtout un homme d'affaires s'affichant progressiste. Très vite, il accapare la dot et les rentes de son épouse, pour mener à bien ses projets. Le couple aura deux autres enfants, mais leurs relations se dégradent tôt. En partie parce qu'Henry Robinson gère assez mal ses affaires. En 1850, ils s'installent à Édimbourg, en Écosse. Intelligente, Isabella fréquente le salon mondain de Lady Drysdale, situé non loin de chez elle. Elle y fait la connaissance d'Edward Lane, vingt-sept ans, étudiant en Droit puis en Médecine, le gendre de Lady Drydale. Des affinités se créent entre ces personnes cultivées que sont Edward et Isabella, sans doute teintées d'attirance en ce qui la concerne.
Leurs rapports restant intellectuels et platoniques, la situation est frustrante pour la jeune femme. D'autant qu'elle s'ennuie par ailleurs, et s'accroche de plus en plus avec son mari. Écrivant régulièrement un journal intime, elle y évoque l'hypocrisie du mariage idéalisé et sa défiance vis-à-vis de la religion. Isabella est en contact épistolaire avec George Combe, ami Écossais de bon conseil. Quand la famille Robinson part habiter dans le Berkshire, ils continuent à s'écrire. Dans son journal, Isabelle masque peu les fantasmes qui l'habitent, envers Edward Lane. Celui-ci prend la direction d'une clinique d'hydropathie, méthode médicale expérimentale “moderne”. Cet institut est situé à Moor Park dans le Surrey, qui n'est pas si loin du Berkshire. Isabella lui rend visite de temps à autre. Si l'on en croit son journal, pas totalement explicite, leur complicité va jusqu'aux ébats intimes.
Henry Robinson découvre un jour le journal d'Isabella, ainsi que ses divers courriers, dont ceux échangés avec George Combe. Des écrits compromettants pour son épouse, qui l'amènent a demander d'abord en justice une séparation de corps. Un nouveau Tribunal civil des divorces, indépendant des instances religieuses, vient d'être créé quelques semaines plus tôt...
Même si les actuelles affaires de divorces sont compliquées, elles paraissent “ordinaires”. Ce qui n'était évidemment pas le cas dans la prude Angleterre victorienne, vers 1858. Se résumant au statut d'épouse, le rôle des femmes est alors socialement mineur. Certes, on ne leur interdit pas la culture, à travers d'aimables salons mondains, et il y a des femmes écrivains telle, ici, l'originale Mrs Crowe. Mais, par exemple, s'intéresser à la phrénologie semble anormal pour une mère de famille. Le cas atypique d'Isabella Robinson va encore plus loin. “Émotive et dépressive, ambitieuse et anxieuse, elle était perturbée par ses appétits sexuels”, une concupiscence attisant sa libido. C'est bien elle qui relance à plusieurs reprises le jeune médecin, jusqu'à obtenir ces ébats tant espérés.
En réalité, les désirs d'Isabella Robinson sont davantage romantiques, non pas ceux d'une nymphomane. Bien que le roman de Flaubert ne soit pas encore publié, elle est proche de l'esprit d'Emma Bovary. Ce qu'elle exprime dans son journal, de façon allusive quant aux relations sexuelles, c'est plutôt sa solitude rarement égayée par ses rencontres avec ses amis et Edward Lane. Une femme adultère ? On verra les conclusions de la justice. N'étant plus sous la tutelle religieuse extrêmement moraliste, le tribunal juge les faits, avancée considérable. Le contexte social corseté et la psychologie, naissante à cette époque, sont également des éléments capitaux dans les mésaventures conjugales d'Isabella.
Kate Summerscale se sert de toutes les pièces du dossier qu'elle a collectées afin de nous présenter une parfaite reconstitution du sujet. C'est un récit vivant du petit univers d'Isabella Robinson qu'elle retrace. Tout ici explique le comportement de la jeune femme, en ce siècle où se développe la science et où les femmes veulent être mieux considérées. Nul féminisme pour autant, l'auteure restant d'une neutralité objective. Malgré ses airs de “polar historique”, ce n'est pas une fiction polardeuse. Un livre remarquable, impressionnant par sa justesse et sa tonalité.
"L'affaire de Road Hill House" est aussi disponible chez 10-18.