Début 1946, âgé d'à peine trente ans, Charles Bareuil fait partie de la Légion Étrangère. Il a, comme tous les militaires qui l'entourent, de bonnes raisons d'avoir intégré ces unités si particulières. Entre Corses mafieux, Russes devenus apatrides, anciens nazis, beaucoup sont des vétérans ayant connu les combats de la guerre, dans divers camps. D'une famille de soldats qu'il n'admirait guère, avant le conflit qui s'annonçait, Charles Bareuil suivit sa compagne Elena en Yougoslavie. C'est en Croatie que son destin le rattrapa, à la mort de la jeune femme. Tireur d'élite déjà bien entraîné, Bareuil devint un véritable guerrier. Dès la fin des hostilités, sa seule option fut d'entrer à la Légion Étrangère. Formés en Afrique du Nord, les régiments sont bientôt acheminés vers l'Indochine.
Sous la direction du général Giap, les troupes Viet Minh sont omniprésentes sur le terrain, pouvant généralement compter sur la solidarité des villageois. La guérilla, le harcèlement, les autorités militaires françaises n'en mesurent pas l'efficacité. Après un long voyage, où il a fallu décourager d'éventuels déserteurs, les Légionnaires débarquent à Saigon. Pour Bareuil, une étape qui lui vaudra une altercation avec une femme de colon. On ne tarde pas à prendre le train vers l'Annam, dans le sud du pays. Bien que confronté à la guérilla, peut-être Bareuil croit-il pouvoir tisser des liens amicaux avec les populations proches de leur camp. Initiative qui risque de finir par une embuscade mortelle. C'est plutôt au Tonkin qu'on a désormais besoin des Légionnaires, dans la région frontalière de la Chine.
Bareuil y retrouve entre aux l'impitoyable sergent Von Heigl, soldat chevronné qui ne nie pas son passé nazi. En janvier 1947, ils vont devoir “nettoyer” la route entre Haiphong et Hanoi. Les missions qu'on leur confie sont les plus dangereuses. Quand le régiment de Bareuil est la cible des Viet Minh, c'est un massacre auquel il réchappe de peu. Alors qu'il est hospitalisé, il ne peut oublier ce soldat blanc qui combattait avec leurs ennemis. Dans les rapports de l'armée, il finit par découvrir l'identité de Joseph Botvinnik, Russe d'origine ayant rejoint les troupes du général Giap. Ce n'est pas dans les bordels vietnamiens qu'il repérera sa trace. En effet, Botvinnik participe à une réunion de l'état-major Viet Minh, lorsqu'il s'agit de contrer les Français du côté de Cao Bang.
Au printemps 1948, Bareuil et son ami Gordov sont affectés à une nouvelle unité, toujours dans cette zone sensible qu'est le Tonkin. Lorsqu'il rencontre la jeune Hoa, Bareuil pense trouver l'amour, bravant le règlement pour la rejoindre clandestinement la nuit. Pendant ce temps, assisté de son fidèle Tran qui le considère tel un Tigre légendaire, Botvinnik ne reste pas inactif. Les cinq années qui suivent, jusqu'à Diên Biên Phu, seront décisives...
Il n'appartient à personne de “refaire l'Histoire”, d'encenser quelques-uns ou d'accabler tels autres, de justifier une guerre coloniale ou d'admettre la réponse meurtrière des ennemis d'alors. Un brave héros prenant fait et cause pour les populations d'en face, ou au contraire agissant comme un baroudeur sans merci ? Jérémie Guez ne tombe certes pas dans ce manichéisme. Le temps a quand même permis de rétablir un équilibre dans la manière de présenter ce conflit. “[Leur histoire] ils y sont attachés, c'est juste qu'ils n'en parlent pas. Leur temps est différent, ce n'est pas le même que le nôtre, nous ne le comprenons pas... Les hommes n'ont pas besoin de prétextes pour faire la guerre... Tout ce que je sais, c'est que ceux qui pensent qu'on gagnera facilement se trompent.”
Lauréat du Prix SNCF du polar en 2013, remarqué pour sa trilogie (Paris la nuit, Balancé dans les cordes, Du vide plein les yeux) évoquant l'univers parisien actuel, Jérémie Guez a fait partie des talents prometteurs du polar français. Avec “Le dernier tigre rouge”, non seulement il confirme ses véritables qualités d'auteur, mais il se lance avec succès dans une écriture assez différente. Ici, c'est tout le contexte indochinois de ces années-là qu'il dépeint, il ne s'agit pas uniquement du sort de Charles Bareuil. Bien sûr, ce dernier est au centre et subira maintes avanies. Mais on jette aussi un regard chez les communistes du Viet Minh, sous les ordres du général Võ Nguyên Giáp (1911-2013). Précis tout en évitant l'érudition encombrante, c'est avec fluidité que Jérémie Guez nous raconte cette palpitante épopée guerrière.
- Inédit, “Le dernier tigre rouge” est disponible dès le 3 avril 2014 -