C'est un vallon sans charme, sinistre, masqué du soleil par une falaise. “Une terre d'ombre et rien d'autre, lui avait dit sa mère, qui soutenait qu'il n'y avait pas d'endroit plus lugubre dans toute la chaîne des Blue Ridge. Un lieu maudit, aussi, pensait la plupart des habitants du comté, maudit bien avant que le père de Laurel n'achète ces terres.” Laurel Shelton a environ vingt-cinq ans en cette dernière année de la première guerre mondiale. Amputé de la main gauche, son frère Hank est revenu du Front en Europe, pour s'occuper de la ferme de leurs défunts parents. Médaillé de la Purple Heart, il projette d'épouser Carolyn Weatherbee, avec qui Laurel pense qu'elle s'entendra bien. Recruteur de l'armée, Chauncey Feyt ne compte pas sur Hank. Par contre, il espère que le prochain retour au pays de Paul Clayton, héroïque grand blessé, va galvaniser le patriotisme local.
Durant l'absence de son frère, Laurel a végété dans ce vallon, tel un fantôme, quasiment seule. À part leur voisin septuagénaire Slidell, nul n'a jamais estimé les Shelton du côté de Mars Hill. D'autant que Laurel, avec sa disgracieuse tache de naissance sur le visage, possède une réputation de sorcière. Encore aujourd'hui, quand Slidell, Hank et elle vont au village, on l'évite car on la juge maléfique. Certaines rebuffades sont supportables, d'autres peuvent entraîner des altercations. Laurel a remarqué la présence d'un inconnu déguenillé dans un recoin du vallon, car il joue à merveille de sa flûte argentée. L'homme étant mal en point, Laurel le ramène chez eux. Il a avant tout besoin de soins et de repos. Un message écrit indique qu'il se prénomme Walter, qu'il est muet, et vient de New York. Laurel s'éprend bientôt de cet invité, apportant un peu de luminosité dans sa vie morne.
Quand Walter est requinqué, Hank l'engage pour l'aider durant quelques jours. Pour un musicien, il se débrouille fort bien dans les travaux de terrassement. À l'occasion d'une veillée avec Hank, Slidell et des amis, Walter montre son talent de professionnel à la flûte. Après un baiser d'adieu à Laurel, il rejoint la gare locale. Pourtant, Walter ne prend pas le train pour New York, car un agent de sécurité rôde dans la station. Il retourne à l'abri du vallon, ce qui ravit Laurel, qui ignore ce qui a contrarié son départ. Deux mois plus tard, Chaucey Feyt profite d'une fête patriotique pour lancer une pétition contre un professeur d'allemand de Mars Hill, suspect selon lui d'espionnage. Comme un “sortilège bienfaisant”, Laurel et Walter sont devenus intimes. C'est grâce à son ancienne institutrice, Mlle Calicut, que la jeune femme commence à découvrir les secrets de Walter...
Il existe des auteurs qui rédigent de bonnes histoires mais se soucient peu de l'écriture, ou à l'inverse des stylistes qui négligent les intrigues. Avec “Un pied au paradis”, “Serena”, et “Le monde à l'endroit”, on a vérifié que Ron Rash concilie admirablement le littéraire et les thématiques fortes. Qu'importe l'étiquette “roman noir”, c'est un authentique écrivain, d'une rare puissance évocatrice. Il le prouve une fois de plus avec ce fascinant “Une terre d'ombre”.
Loin d'une aimable romance au cœur de la campagne américaine, voilà un récit d'une magnifique densité. Dans cette vallée encaissée et sombre, le drame couve malgré des instants de bonheur que la jeune héroïne a bien mérités. Omniprésente, l'émotion est ici courageuse, fière, affirmée, elle n'a rien de pleurnicharde. Les personnages centraux (Laurel, Hank, Slidell) ont connu déjà trop d'épreuves pour s'apitoyer sur eux-mêmes.
Une bourgade d'autrefois, il y a près de cent ans, dans les Appalaches. Une population qui pratique une sorte de mesquinerie naturelle, d'intolérance congénitale. Un patriotisme de façade exacerbé par le premier imbécile venu, le “sergent” Chaucey étant un planqué. De vieilles rumeurs calomnieuses de sorcellerie, savamment entretenues. Quelques rancunes comme celle de Jubel Parton, caïd d'opérette obligé de faire profil bas devant Hank. Des gens détestables, d'autres plus neutres dont la naïveté amène des problèmes. Et puis Walter, muet sur ses secrets. La lucidité du vieux Slidell, marqué tôt par la mort, risque de ne pas suffire. Un roman réaliste et crédible, poignant et humaniste, supérieur. De ceux qui vous hantent encore, une fois la lecture terminée.