À la toute fin de sa vie, un homme âgé livre une ultime confession écrite, que quelqu’un lira peut-être un jour. Voilà des décennies qu’il habite tel un ermite dans cette maison, une masure perdue dans la montagne. Cet isolement volontaire, c’est à la suite de la guerre qu’il l’a choisi. Il faisait partie des héros de la Résistance, de ceux qui étaient passés à l’action. Ces circonstances-là lui valurent le surnom de Silex. Retourner vers une existence ordinaire, tolérer la promiscuité avec une part de la population qui tira profit du conflit – y compris au sein de sa propre famille, ça n’était pas envisageable pour lui. Vivre dans ces montagnes sauvages, rester à l’écart d’un monde pas si civilisé, valait mieux que renouer avec le mensonge. Se comporter en reclus ne l’empêchait pas d’observer, de se souvenir.
Un jour de l’été 1957, il tomba sur un cadavre gisant dans les environs. Rien d’une mort naturelle : l’homme avait été abattu avant d’être massacré par une meute de chiens. Silex connaissait trop bien la région pour se poser longtemps des questions. Les braconniers qui avaient commis ce meurtre atroce, c’était un trio facile à suspecter. Il commença par jeter le corps dans un ravin inaccessible. À quoi bon laisser une trace, alors qu’on chercherait sûrement cet individu sans tarder ? En effet, la gendarmerie était sur sa piste, et vint poser des questions à l’ermite – qui répondit aussi peu aimablement que d’habitude. Ce macchabée était un des membres d’une petite bande de braqueurs venant de réussir un hold-up. Le fuyard avait des complices, rôdant certainement dans ces montagnes.
Se munir d’armes à feu prêtes à servir ne relevait pas seulement de la prudence. Même pour vérifier que ses soupçons étaient justes, il devait pouvoir riposter. Ses vieux réflexes de Résistant allaient s’avérer utiles. Le plus malsain du trio de braconniers, c’était bien le fils de Rachel – probablement avait-il conservé le butin de leur victime. Silex n’éprouvait aucune antipathie pour les deux autres. Au contraire, l’un fit partie de ses amis durant la guerre – qui se soulagea en lui racontant la mort du malfaiteur. Le sang ruisselait déjà dans cette contrée montagneuse. Une violence incarnée par un costaud, complice du braquage. Dans l’esprit de Silex, était-ce vraiment une traque ? Peut-être davantage un nettoyage face au Mal venu perturber le silence de la montagne…
Sans attendre, je l’ai chargé sur mon dos. Je n’ai pas mis longtemps. Il ne pesait pas aussi lourd qu’il en avait l’air et j’étais surtout plus robuste que je ne le suis aujourd’hui. Mais ce qui a fait la différence, c’est que je n’avais pas perdu la main.
Une fois sur mes épaules, avant même que je ne fasse un pas sur le sol devenu glissant, alors que j’inclinais la tête et reprenais mon souffle, j’ai su, comme une évidence, que d’autres vies que la mienne allaient être à nouveau fracassées.
Pour un auteur qui sait manier les mots, synthétiser un récit, installer des ambiances sans rajouter des effets, un roman court – appelé aussi "novella" – possède autant de force qu’un ouvrage de plusieurs centaines de pages. Alain Émery est le parfait exemple de ces écrivains offrant aux lecteurs des textes aussi forts que raffinés. Il ne cache pas que c’est à travers les nouvelles – il en a écrit beaucoup – qu’il éprouve un plaisir narratif majeur. Il n’a pas son pareil dans les portraits, c’est un fait. Parfois, c’est l’intrigue qui impose son format, la brièveté d’un roman ne nuisant en rien à sa qualité. Noirceur, c’est le maître-mot de cette histoire – qui démontre une fois de plus le talent réel d’Alain Émery.